Si par une nuit d’hiver un voyageur1, entre T1 et T2, T étant le train, étant le temps, s’obligeait à une halte, pour bouleverser momentanément le cours trépidant de sa vie et de son corps rompu à un incessant mouvement vers l’avant, il se rendrait de l’autre côté du rideau noir. Alors je m’engouffre dans l’obscurité qui accueille pour une nuit promise blanche, le geste unique, rituel, artistique de DB et DM. Il y a son visage éclairé par la lueur vacillante d’une bougie. Mais il n’est plus vraiment son visage puisqu’il porte déjà le masque de la fatigue, puisqu’elle est un automate qui pianote machinalement, puisque je ne sais plus si le pari qui la cloue a sa chaise est comme ces entreprises qui dans la vie nous délivrent de notre liberté. Il y a cet autel-écran, comme une continuité physique d’elle-même. Les mots de Beckett y défilent et se suicident lentement dans une lente procession de pensées évidées. Les erreurs s’accumulent puisque le visage ne voit pas ce qu’il écrit. Ce sont des bafouilles, des anomalies, des perturbations qui viennent brouiller la lecture, voire le sens d’un flot dont il est déjà impossible de se saisir. Mon œil, un mot, une pensée fugitive, une impression, une fulgurance déjà rongée par l’oubli, réintégrée au désordre du monde. L’œuvre d’art est mise à mal. Mais c’est aussi le piétinement de ma pensée ruminante, claquemurée dans l’autel-écran à l’image de notre pensée contemporaine emprisonnée par les écrans comme intercesseurs entre nous et le monde et qui en épuisent la signification. Lui, le corps musicien, se déploie long et anguleux, presque absent, fondu dans l’obscurité. Le signe de sa présence est ce jaillissement sonore qui vient tant envelopper mon corps que le heurter. Les scansions vibratoires et incantatoires de la basse de DM sont comme une invitation au dépassement et au voyage. Aléas nostalgiques ou organiques, sans vraiment d’histoire racontée, la musique me plonge dans un régime sensationnel erratique, un flux percutant d’événements, d’accidents et de notes étranges qui viennent rencontrer et prolonger le texte de Beckett dans des instants de grâce inopinés. Suspendue au dessus de leur tête, la fée électricité s’est éteinte, fatiguée des leurres de la modernité. Et DB rallume sa bougie consciencieusement, inexorablement, dans un geste rituel apaisant, le visage grave.

Je suis sensations et pensées dispersées, lacunes, états d’éveil, de pénétration, d’hypnose et d’ankylose. Je suis à demi-présente, dans une espèce d’état second que viennent perturber parfois la rumeur du monde, les murmures de voix incandescentes et les petits bruits de l’ordinaire qui proviennent de l’autre côté du rideau. Je m’extirpe et je replonge. Je ne sais pas vraiment où aller, en quel endroit me perdre. Je lis et dévie. De toute façon, je n’aurai pas le mot de la fin…Alors…Partir et demeurer éveillée…. Rester et s’endormir…. S’endormir et rêver…. S’endormir et mourir….Résister…S’abandonner….Les abandonner.

Nous, spectateurs, sommes l’ordre de la résistance impossible et de l’impuissance. Le temps s’écoule mais eux demeurent luttant contre leur corps souffrant, repoussant toujours la limite du renoncement dans le mouvement transcendant que peut être l’art. Ils veillent. Un geste d’art comme une attitude pour que les « attitudes deviennent formes »2 tandis que mes papilles s’éveillent à l’odeur du marcassin sacrifié qui mijote, là, de l’autre côté du rideau.

Claire Lasolle, spectatrice émancipée



1 « Si par une nuit d’hiver un voyageur » est un roman d’Italo Calvino. Réflexion sur les règles du jeu romanesque, il est composé de dix débuts de romans, jamais tout à fait les mêmes et jamais tout à fait autres, ouverts sur l’infini, laissés en suspens : « Je voudrais pouvoir écrire un livre qui ne serait qu'un incipit, qui garderait, pendant toute sa durée les potentialités du début, une attente encore sans objet. »
2 « Quand les attitudes deviennent Formes » célèbre exposition organisée en 1969 par Harald Szeemann à la Kunsthalle Berne qui a introduit en Europe de nouvelles pratiques artistiques et a donné une nouvelle lecture de l’art contemporain, avec notamment l’identification du processus de création comme œuvre d’art.