«
(…) ce
sont les derniers mots, les vrais derniers, ou ce sont les murmures,
ça va être les murmures, je connais ça, même pas, on parle de
murmures, de cris lointains, tant qu'on peut parler, on en parle
avant, on en parle parle, ce sont des mensonges, ce sera le silence,
mais qui ne dure pas, où l'on écoute, où l'on attend, qu'il se
rompe, que la voix le rompe, c'est peut-être le seul, je ne sais
pas, il ne vaut rien, c'est tout ce que je sais, ce n'est pas moi,
c'est tout ce que je sais, ce n'est pas le mien, c'est le seul que
j'ai eu, ce n'est pas vrai, j'ai du avoir l'autre, celui qui dure,
mais il n'a pas duré, je ne comprends pas, c'est à dire que si, il
dure toujours, j'y suis toujours, je m'y suis laissé, je m'y
attends, non, on n'y attend pas, on n'y écoute pas, je ne sais pas,
c'est un rêve, c'est peut-être un rêve, ça m'étonnerait, je vais
me réveiller, dans le silence, ne plus m'endormir, ce sera moi, ou
rêver encore, rêver un silence, un silence de rêve, plein de
murmures, je ne sais pas, ce sont des mots, ne jamais me réveiller,
ce sont des mots, il n’y a que ça, il faut continuer, c’est tout
ce que je sais, ils vont s’arrêter, je connais ça, je les sens
qui me lâchent, ce sera le silence, un petit moment, un bon moment,
ou ce sera le mien, celui qui dure, qui n’a pas duré, qui dure
toujours, ce sera moi, il faut continuer, je ne peux pas continuer,
il faut continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots,
tant qu’il y en a, il faut les dire, jusqu’à ce qu’ils me
trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent, étrange peine, étrange
faute, il faut continuer, c'est peut-être déjà fait, ils m'ont
peut-être déjà dit, ils m'ont peut-etre porté jusqu'au seuil de
mon histoire, ça m'étonnerait, si elle s'ouvre, ça va être moi,
ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le
saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je
vais continuer. »
L'innommable,
Samuel
Beckett