une voix mutique
 
La lecture de L'Innommable écrit en 1947 par Samuel Beckett en est l'origine. Lire ce monologue infini, texte replié sur lui-même, c'est faire l'expérience d'une parole errante, infatigable qui apparemment dit toujours la même chose, comme privée de centre. Elle ne commence pas, ne finit pas, ne s'arrêtera jamais. C'est dans l'accumulation que se constitue ce corps sans limite éclaté. Incessante, interminable, cette parole traverse celui qui l'écoute, le faisant basculer dans l'abîme du doute de sa propre existence. Elle fait entendre pendant près de trois cents pages le même mouvement heurté, le piétinement de ce qui n'avance jamais. C'est à épuiser l'infini qu'est condamné L'Innommable.

On entre dans l'intimité d'une nuit artificielle, celle de la solitude essentielle. Une nuit qui remue avec tout ce qu'elle suggère d'étrangeté. Cette expérience opère entre crépuscule et aube, lors de la nuit la plus longue de l'année, celle du solstice d'hiver. C'est là l'instant du repli le plus intense du Soleil, qui semble avoir été arrêté dans sa course. Cette nuit appelle un espace hors du monde, à son envers, comme possibilité de traverser sans repère une transe, donc un passage, vers le corps sans limite de l'Innommable. La musique et la nuit entretiennent un rapport profond et secret qui peut déchaîner des forces irrationnelles, suspendant les règles du temps diurne. La nuit n'est pas seulement une suggestion psychologique : c'est le moment où les bruits de l'activité humaine se taisent et où ceux de la nature reprennent leurs droits, nous ramenant à un stade archaïque ; celui où l'obscurité semble amplifier ces bruits en les rendant « acousmatiques » (invisibles) et faire le vide autour du son ; celui enfin, où la vue cède à l'ouïe sa prééminence.